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Les chenilles chantantes

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Dans notre revue de mars-avril 2018, nous avions parlé de la formidable transformation de la chenille en papillon. Mais cette humble créature cache encore d’autres surprises si nous l’étudions de plus près.

Dans certaines régions tropicales, notamment en Amérique du Sud et en Australie, il est possible d’observer des papillons de taille moyenne de la famille des Lycaenidae et des Riodinidae. Les coloris de ces magnifiques créatures vont du cuivre aux nuances de bleu. Leurs couleurs fascinantes et leur comportement placide sont leurs caractéristiques les plus visibles, mais le plus surprenant est la façon dont les chenilles de ces deux familles de lépidoptères survivent avant de se transformer en papillon.

L’état larvaire (sous forme de chenille) constitue la majeure partie de la vie d’un papillon. Pendant cette phase, l’insecte se déplace lentement, il est vulnérable aux attaques et il sert de nourriture à d’autres espèces. Les larves de papillon sont particulièrement vulnérables aux guêpes, dont les propres larves sont friandes de chenilles. Les guêpes chassent et capturent ces chenilles, puis elles pondent leurs œufs à l’intérieur de leur corps. Lorsque les œufs éclosent, les larves de guêpe dévorent la chenille pour leur propre croissance.

Cependant, les lycénidés et les riodinidés ne sont pas un festin pour les guêpes, à cause de leur remarquable « partenariat » avec certaines espèces de fourmis, qui servent de gardes du corps à nos chenilles pataudes.

Un partenariat remarquable

Ces 40 dernières années, les biologistes ont beaucoup étudié les relations entre les espèces animales. Elles sont définies par le terme de symbiose (du grec “vivre ensemble”). Les moyens et les procédés mis en œuvre dans ce cas particulier sont très impressionnants.

Phil DeVries décrivit certains moyens utilisés par ces chenilles pour attirer et maintenir près d’elles ces fourmis gardes du corps. Il expliqua comment ces chenilles produisent des sons en grattant une papille vibratoire nervurée (protrusion) contre la surface rugueuse de leur tête. Les vibrations générées attirent dans les branches toutes les fourmis qui les entendent – d’où le surnom de « chenilles chantantes ». Ces vibrations oscillent à la même fréquence que les vibrations produites par les fourmis lorsqu’elles souhaitent communiquer à leur colonie l’emplacement d’une nouvelle source de nourriture – naturellement, les autres fourmis arrivent rapidement (Pour la science, n°182, décembre 1992, pages 82-88).

Cependant, il pourrait s’agir d’un jeu dangereux car les fourmis se nourrissent aussi de chenilles. Mais cette dernière a « un autre tour dans sa poche ». Vers l’extrémité antérieure de son corps, elle possède un organe qui sécrète un nectar sucré, riche en protéines, qui est un aliment idéal pour les fourmis. Conscientes d’avoir trouvé un « filon culinaire », les fourmis vont la protéger des autres prédateurs, tout en grattant ou en martelant les glandes de sécrétion avec leurs antennes afin de « traire » la chenille. « Chez certaines espèces australiennes, les fourmis construisent même des cages de paille ou de terre autour des chenilles. Pendant le jour, les chenilles sont protégées des prédateurs par la cage et les fourmis elles-mêmes. La nuit, les fourmis guident la chenille vers un arbre voisin afin qu’elle se nourrisse de ses feuilles » (A Moment of Science, Sue Ann Zollinger, 15 septembre 2008).

Dans la plupart des cas, les fourmis sont même capables de les protéger des oiseaux ! Si un oiseau ou un grand prédateur s’approche, les fourmis se regroupent sur la chenille. La plupart des oiseaux trouvent les fourmis infectes et le fait de les voir sur une proie potentielle les repousse – épargnant la chenille par la même occasion.

Cela étant, le comportement de certaines fourmis a rendu perplexe plusieurs chercheurs. Par exemple, une publication de l’université de l’Arizona rapportait que les fourmis défendaient souvent certaines plantes sécrétant du nectar en attaquant – et en dévorant parfois – d’autres insectes, afin de conserver la source de nourriture pour elles seules. Mais les fourmis accordent un laissez-passer à ces chenilles productrices de nectar, en leur permettant de manger ces plantes. Dans le même temps, les fourmis récupèrent le nectar des chenilles et chassent les menaces potentielles. D’autres études montrent que le nectar des chenilles est plus nutritif que celui des plantes (Journal of the New York Entomological Society, pages 332-340). Lori Stiles précise que « les chenilles ne produisent la substance [le nectar] que lorsque les fourmis sont présentes » (“To Tend or Not to Tend”, Arizona.edu, 7 août 2000).

À la tête d’une armée privée

Stiles observa à plusieurs reprises que les pores des chenilles sécrètent des substances qui calment ou qui agitent les fourmis. De plus, sur ses huit segments abdominaux, la chenille utilise de façon remarquable une paire d’organes tentaculaires semblables à des ballons recouverts de poils. Les fourmis deviennent très agitées lorsqu’elles touchent ces organes. Il semble même que les chenilles les utilisent pour manipuler les fourmis, afin qu’elles les défendent quand c’est nécessaire et pour les renvoyer quand elles n’ont plus besoin d’elles.

En apparence, la chenille semble recevoir la protection d’une armée privée de fourmis qu’elle a attirées en leur offrant simplement du nectar en retour. C’est déjà impressionnant en soi. Mais les biologistes ont découvert que cette relation était bien plus complexe et que la chenille a été créée avec la capacité de contrôler les fourmis !

Le scientifique Masaru Hojo a observé que les fourmis défendant la chenille ne la quittaient pas, même pour ramener de la nourriture à la colonie. Elles restaient de garde et consommaient du nectar. Il rapporta : « Lorsque les tentacules de la chenille sont éversées – c.-à-d. retournées afin de se mettre à l’envers – les fourmis se déplacent plus rapidement et agissent avec agressivité » (New Scientist, juillet 2015). Dans cette situation, les fourmis attaquaient des guêpes, des araignées et toute autre menace. Hojo pense qu’à l’approche d’un prédateur potentiel, la chenille délivre un signal chimique ordonnant aux fourmis d’attaquer, dictant ainsi leur comportement par le contrôle chimique et par le nectar. Des expériences ont montré que la chenille pouvait « doper » son nectar avec des drogues contrôlant à sa guise les niveaux de dopamine dans le cerveau des fourmis, rendant ses gardes du corps plus ou moins agressifs.

La découverte du professeur Hojo est vraiment stupéfiante. Cela montre que les Lycaenidae et les Riodinidae ont recours aux fourmis pour assurer leur sécurité, en utilisant des substances chimiques pour contrôler le travail des fourmis. Leur nectar peut les calmer, les encourager à rester proches ou les rendre suffisamment agressives pour repousser les dangers (Current Biology, 2015).

Afin que cette relation ait pu commencer à fonctionner, ces chenilles auraient dû attirer des fourmis en produisant un nectar alléchant (qu’elles utilisent uniquement pour nourrir les fourmis qui les protègent), puis contrôler les fourmis qu’elles auraient attirées et éviter d’être mangées par le reste de la colonie. Cela aurait requis une connaissance avancée des fréquences sonores (notamment celles utilisées par les fourmis pour communiquer) et suffisamment d’expertise en biochimie pour créer un nectar attirant et des drogues capables de calmer ou d’agiter les fourmis à la demande. L’hypothèse qu’une relation aussi complexe se soit accidentellement développée à travers des étapes évolutives aléatoires défie l’entendement et les probabilités. Nous voyons dans ces « chenilles chantantes » la preuve évidente d’une conception réfléchie et d’une création délibérée de créatures pleinement fonctionnelles, dont l’humanité peine à en comprendre la complexité.

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